9 January 2009, Brigitte Salino, Le Monde
Review (fr)
Un spectacle sans acteurs avec cinq pianos sans pianistes
Allez à Gennevilliers, il y a un spectacle qui vous emmène en voyage par la seule magie de sa composition. C'est un spectacle sans acteur. A la fin, personne ne vient saluer, sinon cinq pianos, sans pianistes, qui s'avancent sur des rails vers les rangs du public, invité à venir les voir de près, après les avoir regardés de loin, au cours d'une heure de rêverie multipolaire sur la nature et ce que l'homme en fait aujourd'hui. Conçu, mis en musique et en scène par l'Allemand Heiner Goebbels, qui invente depuis les années 1990 des spectacles hybrides hypersophistiqués, où la littérature a toujours sa place, cet objet unique qui a triomphé à Avignon en 2008, s'appelle Stifters Dinge (Les Choses de Stifter), en référence à un auteur magnifique et trop peu fréquenté, Adalbert Stifter (1805-1868). C'était un homme de l'empire austro-hongrois. Né en Bohême dans une famille de paysans, il a eu une existence en apparence sans histoire, dans la Vienne de Metternich et de François-Joseph. Après avoir donné des leçons particulières, il est devenu fonctionnaire. Il a fini inspecteur de l'instruction publique. A 60 ans, il s'est tranché la gorge, atteint d'un cancer incurable. Toute sa vie, Stifter a peint des paysages (un musée porte son nom à Vienne), et écrit. Son oeuvre, abondante, a le privilège d'être autant détestée par certains qu'aimée par d'autres. Thomas Bernhard y voyait celle d'un "fermier littéraire d'occasion", englué dans le "kitsch sentimental". Cette charge met en joie les détracteurs de Stifter, qui lui reprochent d'avoir écrit des livres moralisateurs et simples. Si vous ne les connaissez pas, prenez-en un, par exemple, L'Homme sans postérité (Phoebus, 146 p., 6,90 euros). Dans cette histoire d'un adolescent qui rend visite à son oncle cloîtré sur une île au milieu d'un lac en montagne, vous vivrez au rythme de Stifter, créant par votre regard des paysages décrits dans leurs moindres frémissements et leur beauté si intemporelle qu'elle en devient menaçante. GOÛT DE LA DÉCONSTRUCTION Comme tous les Allemands, Heiner Goebbels (né en 1952) a appris du Stifter à l'école. Et il s'est ennuyé. Il lui a fallu atteindre la maturité pour voir dans cette oeuvre, non pas celle d'un homme d'ordre, chantre d'un paradis perdu, mais d'un maître du style, à la recherche d'un art de vivre où chacun pourrait être enfin soi, sur le long chemin de l'apprentissage du monde. A sa manière, Heiner Goebbels a suivi ce chemin. Dans les années 1970, il a vécu dans un squat de Francfort où habitait aussi Joschka Fischer, l'ancien ministre des affaires étrangères de Gerhard Schröder. Il faisait alors beaucoup de jazz et donnait des concerts avec un ensemble appelé L'Orchestre de cuivres, prétendument d'extrême gauche. Puis il a fait des musiques de scène, en particulier pour Heiner Müller, auprès duquel il a appris le goût de la déconstruction. Heiner Goebbels est ainsi venu à créer ses propres spectacles, qui ont renouvelé le genre du théâtre musical. Stifters Dinge s'inscrit dans cette lignée. On y voit cinq pianos, encastrés les uns dans les autres, désossés, et posés devant trois "lacs". Au début du spectacle, une voix off dit un extrait des Cartons de mon arrière-grand-père, de Stifter. C'est le seul moment où l'on entendra l'écrivain. Ensuite, Bach répond à des chants d'Indiens ou à une interview magnifique de Claude Lévi-Strauss (en 1988), tandis que des images s'inscrivent sur les lacs dont l'eau se trouble et sur les pianos dont les touches bougent toutes seules. Ces images visionnaires renvoient à une terre menacée par la destruction que Stifters Dinge invite à regarder avant qu'il ne soit trop tard. C'est très beau, mais pas seulement. "Stifters Dinge", conception, musique et mise en scène d'Heiner Goebbels. Théâtre 2Gennevilliers, 41, av. des Grésillons, Gennevilliers (Hauts-de-Seine). M° Gabriel-Péri. Tél. : 01-41-32-26-26. Jusqu'au 17 janvier. Horaires variables selon les jours de la semaine ; deux représentations les samedi et dimanche. De 5 € à 22 €.
on: Stifters Dinge (Music Theatre)