27 March 1993, Le Monde
Review (fr)
MUSIQUES LE DESORDRE NOUVEAU DE HEINER GOEBBELS
L'art des assemblages éloquents, la confirmation d'un jeune compositeur allemand OU BIEN LE DEBARQUEMENT DESASTREUX au Théâtre des Amandiers à Nanterre
" A vrai dire, on ne peut plus guère raconter des histoires qu'à condition de ne pas les présenter comme un tout. " Cette petite phrase d'Heiner Goebbels fait un plaisir fou quand on la lit après avoir vu à Nanterre Ou bien le débarquement désastreux, un spectacle qui ne raconte rien, rien de complet, rien de lié. La raison abdique d'ailleurs ses droits dès qu'une petite avalanche de sable sort du cône renversé métallique qui occupe le centre de la scène. Ce sable fait le bruit d'une pluie drue sur les feuilles d'une forêt. Nous voici sous une cataracte, très loin. On y verra un homme, la tête en bas. Le cône se renverse en un basculement de nos perspectives mentales pour se muer en grotte aux murs fuyants : on voit se rétrécir métaphoriquement les chemins de la liberté. Et voici qu'un visage de femme coiffé d'un turban rouge sang apparaît dans une petite lucarne, au bout de cette longue-vue démesurée. Nouvelle déviation du sens. Rien, entre-temps, n'a perdu de son mystère, de son humour en demi-teinte, de sa force immédiate. Car tout, dans ce curieux spectacle, parle sans qu'il soit besoin d'explication. Omniprésent, André Wilms ne se tait jamais. Il n'est ni acteur ni récitant. Il est un instrument, la bouche, d'où sortent des sons de nature linguistique et poétique, les mots d'un récit de voyage cahotant _ motif thématique récurrent ; des phrases mises bout à bout et cent fois répétées à une vitesse accélérée _ rythmes purs ; d'obscures variations sur les espèces végétales, interrompues brusquement _ interludes sans développement. Les textes qui sortent des lèvres de cet extraordinaire moulin à paroles (extraits mélangés de Joseph Conrad, Heiner Müller et Francis Ponge) composent de fait une partition musicale. Viennent la ponctuer, l'incurver, la heurter, la disloquer, la déconstruire parfois, les sons bruits d'autres instruments : trombone dont Yves Robert se sert éventuellement comme d'une percussion en frappant du bout de la coulisse la paroi du cône ; guitare basse transformée en objet sonore contondant ou en double caquetant de la voix (René Lussier) ; synthétiseurs (Xavier Garcia) et bidouillages de toutes sortes : clavier joué avec un tampon à récurer, corde électrifiée mise en vibration simultanément par un grattoir et un archet. Pas plus que Wilms ne joue un rôle, les instruments ne construisent un décor. Un mur entièrement recouvert de bouts de laine ondulant dans le vent n'est lui-même ni chutes d'eau ni lianes : un bel objet en soi.
on: Ou bien le débarquement désastreux (Music Theatre)