25 October 2002, Eric Dahan, La Liberation
Review (fr)
Heiner Goebbels sort l'arsenal de guerre
Création mondiale de son opéra sur la terreur, le premier.
On avait quitté Heiner Goebbels sur la fantaisie fluo euphorisante d'Hashirigaki. Sa rentrée 2002 renoue avec le noir et blanc implacable de ses créations les plus politiques. Et pour cause. Sous l'intitulé handkien de Paysage avec parents éloignés, son premier opéra créé la semaine dernière, Heiner Goebbels a choisi d'explorer la terreur, des premières guerres de religion au 11 septembre, en passant par Auschwitz. Compositeur, musicien, créateur de pièces radiophoniques, il y a plus de vingt ans que Goebbels refuse la linéarité discursive d'une narration scénique, pour lui préférer des systèmes conceptuels à plusieurs voix ou perspectives, offrant au spectateur différentes pistes à suivre simultanément. Paysage avec parents éloignés ne déroge pas à la règle. Le point de départ du spectacle, présenté au Bâtiment des forces motrices de Genève, est une réflexion aride sur la peinture et le regard, portée par la voix de David Bennent. Révélé en 1979 par le Tambour de Volker Schlöndorf, le comédien a, depuis, travaillé avec Chéreau (les Paravents), Grüber (le Roi Lear), Brook (la Tempête) et Wilson (Alceste). Abrasif. Pendant deux heures et demie, Bennent se fait le porte-voix abrasif de Poussin, Foucault, de Vinci, Fénelon, Michaux, Vélasquez et Eliot. Il décrit un bombardement vu depuis le télescope de Galilée et prend acte du babélisme fatal : «Le monde n'est pas adulte, toutes les radios se parasitent.» Mais avant de réduire Paysage... au plaidoyer d'un humaniste réitérant la nécessité d'un langage commun, il convient d'en faire l'expérience. Paysage... n'est peut-être pas un opéra au sens traditionnel, mais offre un kaléidoscope d'images et de sons, spatialisés électroniquement, d'une richesse et d'une imagination unique. Il y a plusieurs façons de regarder le monde. Celle de Goebbels consiste à déplacer lieux et temps, sources, d'où afflue le sensible, et enjeux de la pulsion et de la raison. On est d'abord étourdi par la mise en place de l'Ensemble Modern de Francfort, dont les musiciens participent à l'action scénique, passent de la clarinette basse ou de la flûte debussyste au big band décalé. Endossant tour à tour les oripeaux des bénédictins cognant sur leur cloches, des étudiants d'une madrasa en djellabas, des tambours du Bronx, et de violonistes échappés du camp de Terezin («Ce qui est arrivé ici, peut arriver ailleurs»). C'est que Goebbels maîtrise nombre d'idiomes, semble autant fasciné par leur pureté (les modes balkaniques ou arabes) qu'il croit en la vertu du métissage, de la superposition des rythmes et des échelles - comme en témoigne un fado indien étoilé d'harmoniques et descentes chromatiques. Ou encore un faux West Side Story répétitif et atonal, pulsé par une basse slappée. De la forte densité événementielle héritée du postsérialisme, au statisme d'un Feldman, des mélodies de timbres aux cuivres en clusters, du concerto baroque au jazz lunaire, Paysage..., dans son austérité, peut se voir comme une revue, dont les numéros de pastiche (l'air du catalogue de Don Giovanni, une rengaine du Far West, des chorégraphies qui reprennent de zéro comme dans un cauchemar de série B) distraient par moments de la violence du propos. Car Goebbels ne met pas longtemps à passer de l'abstraction de tableaux élisabéthains ou florentins, à l'orange et au noir d'un Orient apocalyptique. «Violence pure». Après avoir agité les marionnettes géantes du pouvoir, il montre un flûtiste arabe, rejoint par des percussionnistes : l'innocente variation solitaire, entraînée dans la transe collective de derviches tourneurs, jusqu'aux flammes de l'Inquisition ou du terrorisme, embrasant littéralement temples et forteresses. Au coryphée Bennent de déconstruire parallèlement l'image, de rappeler «la violence pure des héros de Shakespeare qui n'ont rien à conquérir», et ce fait que «l'amour de celui-ci est la haine de celui-là». De risquer, encore, l'absurde parodie («l'amour c'est la haine») d'une fameuse formule marxiste. Au «bel ordre» idéaliste et consonant de la nature, Goebbels oppose sa «pagaille» matérialiste sous une lumière blafarde. Son monde est à la fois fugué et suspendu, monodique et polyphonique. Le baryton Georg Nigl, vocalement impeccable, a du mal à y trouver sa place. On comprend Goebbels: difficile de chanter bien longtemps dans le bruit d'aujourd'hui
on: Landschaft mit entfernten Verwandten (Music Theatre)