14 March 2009, Alexandre Demidoff, Le Temps
Review (fr)
Elégie théâtrale sublime au coin de la nuit
A Vidy, le compositeur allemand Heiner Goebbels entraîne les chanteurs du Hilliard Ensemble dans un périple théâtral beau comme un chant de chapelle avec vue sur la rivière
Chanter au coin de la nuit. Jouer là où l’ombre griffe l’azur. Au Théâtre de Vidy, Heiner Goebbels réussit ce prodige: transformer le spectateur en rêveur. Avec sa chevelure nid d’aigle, ses doigts pyromanes, sa musique de chartreuse, l’artiste allemand nous entraîne au milieu des ombres. I went to the house but did not enter tient de l’expérience intérieure. Quatre chanteurs – David James, Rogers Covey-Crump, Steven Harrold et Gordon Jones – se fondent dans le crépuscule que Heiner Goebbels a voulu, tombée du jour qui glace, puis excite comme le précipice. Ce quatuor est habitué aux profondeurs: sous la bannière du Hilliard Ensemble, ces musiciens britanniques célèbrent depuis longtemps un répertoire médiéval méconnu. Ici, ils veillent comme au milieu du gué: la vieillesse les appelle, l’enfance les tente; des paysages égarés retrouvent un visage. Les mots qui les portent ont l’éclat d’une solitude devenue oeuvre: T.S. Eliot, Maurice Blanchot, Franz Kafka et Samuel Beckett irriguent la traversée. Au début, un froid. La mort a fait son oeuvre. Sur scène, tout est gris. Déclinaison du deuil. Un vase aux fleurs vénéneuses captive l’oeil sur une table de notaire. Un homme au manteau de fossoyeur entre, sort une montregousset. Dans le silence, un tic-tac. Trois autres déménageurs rejoignent le premier. Ils recueillent des tasses de café minuscules, les emballent dans du papier de soie, les déposent dans un carton bien trop grand. Chaque objet possède son bruit amplifié. Un néant sonore. Puis le chant survient comme un linceul, salut monodique aux brumes, escorte à ce qui s’en va. Pur génie formel? Non. Appelés à la rescousse par Goebbels, Eliot, Blanchot, Kafka et Beckett sont des passeurs. Autour de chacun de ces poètes, l’artiste construit une chambre d’écho: une façade derrière laquelle quatre solitaires vaquent à leurs besognes (La Folie du jour de Blanchot); un vélo autour duquel s’accordent des promeneurs du dimanche (L’Excursion à la montagne de Kafka); une chambre d’hôtel vermillon, histoire de révéler l’étoffe ancienne du lapidaire Beckett. Point commun entre ces actes? Chacun est un épilogue en soi. Pas la mort en face! Quelle aberrante formule! Mais l’extinction des feux saisie de biais, susurrée comme dans une chapelle, presque désirée chez Blanchot. Le spectacle de Heiner Goebbels parle de ceci, justement, du temps, d’un temps matériel, celui qu’étirent les gestes empesés de ses chanteurs, qui se révèlent de formidables acteurs; mais ce temps-là sert de bordure à un autre, plus essentiel, irréductible à un rituel, méditatif. I went to the house est un belvédère, un point de vue – avec rideau de brumes à l’horizon – sur l’homme tel qu’il attend l’inéluctable, tel qu’il se prépare – si c’est possible – à l’effacement. C’est l’oeuvre d’un artiste qui bricole une sagesse d’une création à l’autre; qui poursuit une idée de la présence; qui tourne, avec l’obstination d’un enfant d’avance inconsolable, autour de la fosse commune. Dans Eraritjaritjaka, à Vidy en 2004, l’acteur André Wilms disparaissait de la scène, s’échappait, croyait-on, en taxi, dans les rues de Lausanne: une caméra le pistait dans sa fugue. L’artiste poussait plus loin encore le jeu dans Stifters Dinge en 2007: fini, les interprètes sur scène! des pianos infernaux triomphaient, le temps d’un concert mécanique. Glaçant, alors, cette méditation sur l’absence? Non. L’ultime tableau de I went to the house est empreint d’une fraternité austère qui bouleverse quand on y repense. Dans une chambre d’hôtel au mobilier cossu, quatre vieux garçons regardent distraitement des diapositives, visions floues d’une enfance qui n’est peut-être pas la leur. Un gamin sur une berge. Un arbre délaissé sous un ciel insignifiant. Les rescapés, en bretelles, chantent comme de loin, les mots de Beckett. Le vent se joue du rideau qui cache la fenêtre. Mais voici soudain que l’image projetée s’anime: une rivière fait des vaguelettes sur le mur. Puis la nuit recouvre d’un coup ces inconnus. Ils tombent dans le noir, séparés et unis à la fois. Le texte de Beckett s’appelle Cap au pire. Cette chute pourrait être tragique. Elle est traversée par un éclat: le chant timide de l’onde. I went to the house but did not enter, Théâtre de Vidy, Lausanne, jusqu’au 21 mars (Loc. 021/619 45 45); 1h45.
on: I went to the house but did not enter (Music Theatre)