21 September 2000, Alexandre Demidoff, Le Temps
Review (fr)
L'Allemand Heiner Goebbels sème de merveilleux mirages sur le plateau de Vidy
Le compositeur et homme de théâtre revient à Lausanne, où il avait présenté ces dernières saisons "Max Black" et "La Reprise". Il y signe "Hashirigaki", un petit bonheur artistique.
Trois musiciennes danseuses donnent vie à des tableaux sans poids ni mesure, pour un spectacle ludique inspiré d'un texte de l'écrivain américain Gertrude Stein. Au c�ur de la création, il y a toujours une énigme. Un petit coin d'expérience irréductible. Quelque chose qui irrigue l'�uvre souterrainement, mais qui ne se verbalise pas. Marcel Proust, dans un passage fameux de A la Recherche du Temps perdu, avait ainsi distingué un pan de mur jaune dans une toile du génial Vermeer de Delft. Le compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels, la cinquantaine approchant, n'est pas près d'éventer ce genre d'énigme, Il préfère lui donner un nom, "Hashirigaki" par exemple, et en faire le titre de sa nouvelle création, à découvrir d'un c�ur léger au Théâtre de Vidy à Lausanne. Inutile donc de demander au créateur la signification de ce mot japonais. Il ne le dira pas et cela n'a pas d'importance. Il suffit de savoir qu'Hashirigaki est un spectacle d'une grande beauté, qui emprunte à l'Américaine Gertrude Stein son goût des questions sans réponse, au Japon son respect des formes et à la peinture et à Rimbaud ses illuminations. L'écrivain Gertrude Stein a consacré sa vie aux peintres. Elle les invitait à sa table, chez elle, au 27 rue de Réunis à Paris, elle les révélait au monde (elle fut l'une des premières à pressentir le génie de Picasso), elle connaissait leurs peines de c�ur et elle les consolait parfois. Gertrude Stein était donc femme de visions autant que de lettres. Dans Autobiographie d'Alice Toklas, où elle se met en scène, elle s'attribue d'ailleurs ses mots: "[...] Je vis par les yeux, peu importe la langue que j'entends, je n'entends pas une langue, j'entends des timbres de voix et des rythmes." De cette muse, Heiner Goebbels aura retenu l'amour de la peinture, des extraits de The Making of Americans (texte écrit vers 1925) et une prédilection pour l'assemblage de pièces rapportées. Pas de récit linéaire donc sur les planches lausannoises. Pas dé récit du tout, d'ailleurs. Disons d'abord, pour faire vite, qu'Hashirigaki est une enfilade de tableaux sonores, animés par trois musiciennes et danseuses malicieuses: la Japonaise Yumiko Tanaka, la chanteuse et danseuse d'origine suédoise Charlotte Engelkes et la pianiste franco-canadienne Marie Goyette. Disons aussi que ces tableaux sans poids ni mesure, vibrants ou grinçants, sont des variations autour d'une certaine idée du beau. Et que le tout tient autant du musée éphémère (le bonheur est dans la volatilité de l'�uvre) que du bazar haut de gamme. Musée éphémère? Oui, parce qu'Hashirigaki est d'abord une histoire de formes et que les musées devraient toujours être des lieux où les formes se voient. Le plaisir ici consistant bien sur à les pervertir. Tout commence donc par un carillon léger devant le rideau rouge, qui attend de s'ouvrir. Voilà pour le rituel. Le rideau s'ouvre, trois femmes dans la pénombre font entendre le bruit de la forêt, derrière elles des arbres peints étalent leurs ramages sur une toile. C'est un paysage bucolique, égayé en surimpression par une mouette blanche qui bat de l'aile et qui s'en va. Tout comme l'une des promeneuses, qui file à l'anglaise en se glissant dans une ouverture pratiquée dans la toile. C'est le signal: exit les bois, nous voici de plain-pied dans le tableau. Là où rien ne va vraiment de soi, là où la vie se rejoue parfois, à condition de changer une variable dans son équation. Une joueuse de cithare japonaise caresse son instrument, a ses pieds un jardin de pierres apaise le public, derrière elle le cyclorama verdit, couleur aquarium, ou bleuit, couleur encre, et une danseuse joue avec son ombre projetée sur le cyclorama. Mais cette ombre n'est pas la sienne. Ou du moins (parce que c'est peut-être quand même la sienne) elle ne lui ressemblé pas. L'art d'Heiner Goebbels consiste, donc à imaginer d'autres rapports entre le corps et son double, entre l'humain et son espace, et à soutirer aux éléments des musiques improbables, des merveilles de mirages, forcément fugitives. Plasticien autant que musicien, bricoleur et brocanteur tout à la fois, l'artiste collectionne dans Hashirigaki des instants d'étrangeté, les sonorise et les colorise, histoire de bouleverser nos repères perceptifs. Comme dans Max Black et La Reprise, tous deux présenté au Théâtre de Vidy ces dernières saisons, Heiner Goebbels sème ainsi, par-dessus l'épaule de Gertrude Stein et l'air de rien, des questions d'ordre philosophique. C'est le genre de philosophie qui donne des ailes. (Alexandre Demidoff)
on: Hashirigaki (Music Theatre)