1 January 2000
Material (fr)
Libretto (francais)
Heiner Goebbels E r a r i t j a r i t j a k a musée des phrases d’après des textes d’Elias Canetti texte en français I Je n’ai point de mélodies pour m’apaiser, point de violoncelle comme lui, point de plaintes que nul ne reconnaît comme plaintes, tant elles sont discrètes et leur vocabulaire, indiciblement tendre. Je n’ai que ces signes tracés sur un papier jaunâtre et ces mots sans nouveauté, car elles expriment toute une vie la même chose. g * Nous sommes prodigieusement semblables à des quilles. Posés droits et rigides au centre d'une famille, à neuf ou peu s'en faut, ne sachant que faire au milieu des autres. Le coup qui nous jettera à terre est prévu depuis bien longtemps. Nous l'attendons stupidement. Mais dans notre chute nous renverserons autour de nous autant d'autres quilles qu'il nous sera possible, et ce coup sera bien le seul contact dont nous les aurons gratifiées au cours de nôtre brève existence. On nous relèvera, dit-on. Mais même si c'est la vérité, dans cette vie nouvelle nous serons exactement les mêmes qu'auparavant, neuf quilles droites et rigides. Seule notre place aura changé peut-être, bien que cela ne soit pas certain. Et stupide, droites et rigides, nous attendrons toujours le même coup. p * Inventer une nouvelle musique dans laquelle les tonalités formeraient le plus vif contraste avec les mots, les changeant, les rajeunissant, les remplissant ainsi d'une signification nouvelle. Par la musique, enlever aux mots leur danger. Par elle encore,les charger de dangers nouveaux. Aimer ou haïr par la musique. Ces mots encore, les faire éclater ou les réunir par la musique. p * Dans la musique, les mots nagent au lieu de marcher comme ils font d’ordinaire. J’aime la marche des mots, leurs cheminement, leurs étapes, leurs arrêts: je me méfie de leur flux. g Des phrases qui s’esquivent les unes les autres. Des pauses et encore des pauses, et entre elles des mots carrés comme des places fortes. h Une phrase est pure tant qu'elle est seule. Déjà la suivante lui retire quelque chose. Il aime les phrases prises individuellement; chacun pour elle-même. On peut ainsi les tourner dans sa main, les secouer, les étrangler. Ne plus parler, ranger sans un mot les mots les uns à côte des autres et les regarder. p Si tu veux, tu peux placer tes phrases les unes à côté des autres, les laisser se regarder, et même, si ça les tente, les laisser se toucher. Mais rien de plus. f * Il serait joli, ayant atteint un certain âge, de redevenir plus petit chaque année et de franchir à reculons ces mêmes marches qu'on avait mis tant d'orgueil à gravir autrefois. Il faudrait cependant que les dignités et les honneurs de l'âge demeurassent les mêmes qu'ils le sont aujourd'hui. On verrait ainsi des êtres tout petits, semblables à des enfants de six ou de huit ans, respectés pour leur sagesse et pour leur expérience. Les rois les plus âgés seraient les plus petits et l'on ne pourrait imaginer de pape autrement que lilliputien. Les évêques domineraient les cardinaux, lesquels verraient les papes encore au-dessous d'eux. Plus aucun enfant n'aurait le désir de grandir.En remontant le cours des âges, l'histoire elle aussi perdrait ses dimensions et nous aurions l'impression que des événements vieux de trois cents ans seulement se sont joués parmi des êtres si petits qu'ils étaient presque des insectes. Le passé plus lointain encore ne serait plus visible. Gageons qu'il s'en trouverait mieux ! p * Chaque fois qu'on regarde un animal avec attention, on a le sentiment qu'un homme y est caché et qu'il se paie notre tête. Respirer parmi les bêtes: elles ne savent pas ce qui les attend. On ne parle vraiment pas assez des animaux dans l’histoire. On ne peut se figurer combien le monde serait périlleux sans les bêtes. On a envie de décomposer chaque homme en ses bêtes et de se mettre ensuite, en les apaisant, en parfaite harmonie avec elles. Les animaux manquants: les espèces que l’ascension de l’homme a empêchées de naître. Quelle étonnante hiérarchie parmi les animaux! L’homme ne les voit pas autrement que s’il leur avait dérobé leurs attributs. p Au repas du soir, je lui demandai si elle aimerait comprendre la langue des animaux. Non, répondit-elle. Quand je lui demandai: Pourquoi pas? Elle hésita légèrement, puis répondit: Pour ne pas leur faire peur. g Les bêtes auraient-elles moins peur parce qu’elles vivent sans la parole? p * Le secret est le noyau de la puissance. L'acte d'épier est secret par nature. On se cache ou s'assimile au milieu et ne se trahit par aucun mouvement. L'être aux aguets disparaît tout entier, il s'enveloppe dans le secret comme dans une autre peau et reste longtemps à son abri. Une combinaison singulière d'impatience et de patience caractérise l’être dans cet état. Plus il y persiste, plus s'intensifie son espoir de réussite soudaine. Mais pour obtenir quelque réussite, il faut que sa patience s'accroisse infiniment. S'il la perd un instant trop tôt, tout est perdu et il lui faut, accablé de sa déception, recommencer depuis le début. Le secret a d’abord son aspect actif. Le souverain qui se sert du secret le connaît parfaitement et sait très bien en apprécier chaque fois l’importance. Il sait ce qu'il guette quand il veut obtenir quelque chose, et il sait lequel de ses aides employer à l'affût. Il a beaucoup de secrets puisqu'il veut beaucoup de choses, et il les combine en un système dans lequel ils se gardent mutuellement. Il confie ceci à l'un, cela à l'autre, et il prend soin d'empêcher toute communication possible. Quiconque sait quelque chose est surveillé par un autre, mais celui-ci n'apprend jamais ce qu'il est chargé de surveiller en vérité. Il lui faut noter chaque mot et chaque geste de celui qui est livré à sa surveillance; en les rapportant fréquemment au maître, il procure à celui-ci une image de l'état d'esprit du suspect. Mais le surveillant est surveillé lui-même, et le rapport de quelqu'un d'autre corrige le sien. Ainsi le souverain est toujours au courant de la qualité des récipients auxquels il confie ses secrets, de la confiance à leur accorder, et il est à même d'estimer lequel de ces récipients est trop plein et pourrait déborder. Lui seul a la clé du système-gigogne de ses secrets dans son entier. Il se sent menacé quand il la confie entièrement à un autre. La puissance implique une pénétration inégalement distribuée. Le souverain pénètre, mais il ne se laisse pas pénétrer. C'est à lui d'être le plus secret. Nul ne doit connaître ni ses dispositions ni ses intentions. m II Les noms des instruments de musique sont un enchantement en soi. f Je n’ai point de mélodies pour m’apaiser, point de violoncelle comme lui, point de plaintes que nul ne reconnaît comme plaintes, tant elles sont discrètes et leur vocabulaire, indiciblement tendre. Je n’ai que ces signes tracés sur un papier jaunâtre et ces mots sans nouveauté, car elles expriment toute une vie la même chose. g * Il n'est pas d'expression plus concrète de la puissance que l'activité du chef d'orchestre. Le chef d'orchestre se considère comme le premier serviteur de la musique. Le chef d'orchestre est debout. L'érection de la personne est un souvenir archaïque qui joue encore un rôle important dans beaucoup de représentations de la puissance. Le chef d’orchestre est debout seul. Son orchestre est assis autour de lui, derrière lui sont assis les auditeurs, lui seul, debout, a une position frappante. Il est surélevé, visible devant et derrière. Devant, ses gestes agissent sur l'orchestre, derrière sur les auditeurs. Ses indications proprement dites, il les donne de la main, ou avec la baguette. Voici que d'un tout petit geste, il éveille soudain et anime telle ou telle voix, et il fait taire toutes celles qu'il veut. Il a ainsi pouvoir de vie et de mort sur les voix. Une voix morte depuis longtemps peut ressusciter à son commandement. La diversité des instruments représente la diversité des hommes. L’orchestre est comme une assemblée des types humains les plus importants. Leur empressement à obéir permet facilement au chef d'orchestre de les transformer en une unité, qu'il représente alors pour eux à tous les yeux. L'œuvre qu'il exécute, de nature toujours complexe, exige de lui une attention soutenue. Présence d'esprit et rapidité sont de ses qualités cardinales. Il doit foudroyer quiconque enfreint la loi. Et la lois il l’a sous la main, c'est la partition. D'autres l'ont aussi et peuvent contrôler son exécution, mais lui seul décide, et lui seul juge les fautes sur-le-champ. Comme il le fait publiquement, visible de tous jusqu’au moindre détail, il en tire un sentiment singulier de sa valeur. Le chef d'orchestre s'habitue à être toujours en vue, et il lui est de plus en plus difficile de s'en passer. Le silence des auditeurs assis entre dans le projet du chef d'orchestre autant que la discipline de l'orchestre. Une contrainte oblige les auditeurs à garder l’immobilité. Avant l'arrivée du chef, avant le concert, ils bavardent et remuent en désordre. La présence des musiciens ne gêne personne, on n'en fait pas cas. Mais voici le chef d'orchestre. Le silence s'établit. Il se met en position; il se racle la gorge; il lève sa baguette : tout le monde se tait et se fige. Tant qu'il dirige, personne ne doit bouger. Dès qu'il a terminé, les gens sont tenus d'applaudir. Leur besoin de mouvement, éveillé et accru par la musique, doit s'accumuler jusqu’à la fin, mais éclater à ce moment-là. Les mains qui applaudissent, c’est pour elles qu'il s'incline. Pour elles qu'il revient autant de fois qu'elles le veulent. C'est à elles qu'il est livré, mais à elles seules, pour elles qu'il vit. Ce qu'il récolte ainsi, c'est l'antique acclamation du vainqueur. La grandeur de sa victoire se traduit par l'intensité des applaudissements. Pendant l'exécution, le chef d'orchestre sert de guide à la foule dans la salle. Il est en tète, le dos tourné. C'est lui que l'on suit, car il fait le premier pas. Mais au lieu de partir du pied, c'est de la main. Le cheminement à l'intérieur de la musique qui est l'oeuvre de sa main tient lieu de la route sur laquelle ses jambes le porteraient en avant. Il entraîne la troupe entassée dans la salle. Son regard, aussi intense que possible, embrasse tout l'orchestre. Chacun s'y sent vu par lui, mais plus encore entendu. Les voix des instruments sont les opinions et les convictions auxquelles il accorde une attention extrême. Il est omniscient, car tandis que les musiciens n'ont devant eux que leur partie, il a toute la partition en tête ou sur son pupitre. Il sait exactement ce qui est permis à chacun à chaque instant. De les tenir tous ensemble sous sa surveillance lui confère le prestige de omniprésence. Il est pour ainsi dire dans la tête de chacun. Il sait ce que chacun doit faire, il sait aussi ce que chacun fait. Recueil vivant des lois, il règne à la fois sur les deux côtés du monde moral. Par le commandement de sa main, il indique ce qui se fait et il empêche ce qui ne doit pas se faire. Son oreille explore l'air en quête de ce qui est défendu. Pour l'orchestre, son chef représente bien en fait l'oeuvre tout entière, dans sa simultanéité et sa succession, et comme, pendant l’exécution, le monde doit se résumer tout entier dans l'oeuvre c'est lui qui, pendant ce temps exactement, est le maître du monde. m * III Un pays où celui qui dit „je“ s’enfonce prestement sous terre. g Une société où tout le monde dort debout, au milieu des rues, sans être dérangé par quoi que ce soit. Une société où les hommes peuvent être, à leur gré, jeunes ou vieux, où ils changent d’âge à tout moment. Une société où il n 'existe qu'un oeil unique, et qui fait une ronde incessante. Tous veulent voir la même chose et y parviennent. Une société où les gens ne pleurent qu'une seule fois dans leur vie. Ils l'économisent au mieux, lorsque cette occasion a été utilisée, leurs réjouissances s'évanouissent; vieillesse et lassitude s'emparent alors d'eux. Une société où chacun possède son portrait et lui récite ses prières. Une société où les gens disparaissent soudain; mais on ne sait pas qu'ils sont morts ; il n'y a pas de mort, il n'existe aucun mot pour la désigner. Les gens en sont contents. Une société où les gens rient au lieu de manger. Une société où il n'y a jamais eu plus de deux personnes en présence, toute autre situation étant inconcevable et intolérable. Quand s'approche une tierce personne, les deux autres, prises de dégout, se séparent en toute hâte. Une société où chacun dresse un animal pour le faire parler. La bête parle alors à sa place tandis que l'homme se tait. Une société uniquement composée de vieillards qui, devenus aveugles, engendrent des vieillards de plus en plus âgés. Une société où il n'existe pas d'excréments : tout se dissout dans le corps. Ce sont des gens sans aucun sentiment de culpabilité, et qui sourient et se goinfrent. Une société où les bons sentent mauvais, de sorte que tout le monde les fuit. De loin, cependant, on les admire. Une société où personne ne meurt seul. Mille hommes se réunissent de leur propre chef pour se faire exécuter publiquement : leur fête. Une société où chacun parle sans réserve, mais uniquement à l'autre sexe, les hommes aux femmes, les femmes aux hommes. Jamais un homme à un homme, ni une femme à une autre; ou alors, tout à fait en secret. Une société où les enfants font office de bourreaux afin qu'aucun adulte ne souille sa main de sang. Une société où l'on ne respire qu'une fois par an. p * On ne peut vivre longtemps dans une ville vraiment belle, elle vous supprime toute nostalgie. p IV Un homme qui n’a jamais reçu une lettre. Quitter les vieux habits. Se souvenir, d’accord! Mais pas dans les vieux habits. En amour, les grandes déclarations sont comme l’annonce de leur contraire. On ne saurait faire plus de mal à quelqu’un qu’en s’occupant exclusivement de lui. p Etre seul, mais non pour soi-même. g Je me sens chez moi lorsque, le crayons à la main, j’écris des mots allemands et que tout le monde, autour de moi, parle anglais. p La seul chose à ne pas se venger de lui, ce sont les réflexions. g Le crayon: sa béquille. a Ecrire sans dents: tente-le! p Il est embarrassant d’expliquer des réflexions: c’est comme si l’on se rétractait. g N’explique rien. Montre-le. Dis-le. Disparais. g Alors il sait, qu’il va continuer à exister dans un tiroir. a Parvient-on à la tranquillité par précision? Celle-ci ne correspond-elle pas justement à la plus grande inquiétude? p Le ridicule de l'ordre consiste en ce qu'il dépend de si peu de choses. Un simple cheveu, qui s'installe où il ne devrait pas, peut le commuer en désordre. Tout ce qui n'est pas à sa place est dangereux. La chose la plus infime peut déranger: l'homme de l'ordre parfait devrait explorer son domaine, armé d'un microscope. Il n'en subsisterait pas moins, au fond de lui, un rien de propension à l'inquiétude. Sous ce rapport, les femmes devraient être les plus heureuses, l'ordre étant leur apanage. Il y a quelque chose de meurtrier dans l'ordre : tout doit vivre à sa place. On ne trouvera plus d'objets inconnus. Il va falloir en fabriquer. Comme c'est désolant! Parler comme si c’était notre dernière phrase. p * Chercher un homme qui vous rende plus lent. h L’une de ces assommantes invitations au calme fort en usage dans la vie anglaise est l’injection: relax. J’imagine donc quelqu’un enjoignant à Shakespeare: relax! p Les Français: ils se mettent à table comme pour l’éternité. h Il faudrait que chacun se regarde manger. p La réussite est la place qu’on occupe dans les journaux. La réussite est l’insolence d’un jour. g Tout se trouve dans le journal, il suffit de le lire avec assez de haine. p Il cherche les adjectifs heureux, les lèche et les colle ensemble. f Par méfiance des adjectifs, il a sombré dans le mutisme. p * - Que fais-tu ici, mon garçon? - Rien. - Alors, pourquoi restes-tu là? - Comme ça... - Tu sais lire? - Oh oui! - Quel âge as-tu? - Neuf ans passés. - Qu'est-ce que tu préfères : du chocolat ou un livre? - Un livre. - Vraiment? C'est bien, ça. Alors, c'est pour cela que tu restes ici? - Oui. - Pourquoi ne l'as-tu pas dit tout de suite? - Mon père me gronde. - Ah! Comment s'appelle-t-il, ton père? - Franz Metzger. - Aimerais-tu aller à l'étranger? - Oh oui! Aux Indes. Il y a des tigres. - Et où donc encore? - En Chine. Il y a une muraille géante. - Je parie que tu voudrais bien l'escalader. - Elle est bien trop large et bien trop haute. Personne ne peut la franchir. C'est pour ça qu'on l'a construite. - Tu en sais des choses! Tu as déjà beaucoup lu. - Oui, je suis toujours en train de lire; mon père m'enlève les livres. Je voudrais aller dans une école chinoise. On apprend quarante mille lettres. Elles ne tiennent pas toutes dans un livre. - C'est une idée que tu te fais. - J'ai compté. - Mais ce n'est pas exact. Dans ma serviette, j'ai quelque chose de beau. Attends, je vais te le montrer. - Connais-tu cette écriture? - Du chinois! Du chinois! - Tu es un petit bonhomme vraiment éveillé. As-tu déjà vu un livre chinois - Non, j'ai deviné. - Ces deux caractères signifient Meng-Tse, le philosophe Meng. Ce fut un homme célèbre en Chine. Il a vécu il y a deux mille deux cent cinquante ans, et on lit toujours ses oeuvres. Tu te rappelleras cela? - Oui. Mais maintenant, il faut que j'aille en classe. - Comment t'appelles-tu donc? - Franz Metzger. Comme mon père. - Et où habites-tu? - Au 24, rue Ehrlich. - C'est là que j'habite aussi. Je ne me rappelle pas t'avoir vu. - Vous détournez toujours la tête quand on passe dans l'escalier. Je vous connais depuis longtemps. Vous êtes le professeur Kien, mais vous ne faites pas la classe. Maman dit que vous n'êtes pas professeur. Mais moi, je crois bien que si, à cause de votre bibliothèque. Marie dit qu'on ne peut pas s'imaginer une chose pareille. Marie, c'est notre bonne. Quand je serai grand, j'aurais une bibliothèque. Et dedans, il faudra qu'il y ait tous les livres, dans toutes les langues, et un livre chinois aussi. Maintenant, il faut que je me dépêche. - Qui a écrit ce livre? Tu te rappelle? - Meng-Tse, le philosophe Meng. Il y a juste deux mille deux cent cinquante ans. - Très bien. Tu pourras venir une fois dans ma bibliothèque. Dis à la bonne que je t'ai donné la permission. Je te, montrerai des images de l'Inde et de la Chine. - Chic! Je viendrai! Je viendrai sûrement, Cet après-midi? - Non, non, mon garçon. J'ai du travail. Pas avant une semaine. b * Tu ne peux pas exister avec les êtres humaines. Tu ne peux pas exister sans les êtres humaines. Comment peux-tu exister? a Pour rester seul, il fait semblant de trembler. Avec l’âge, nos sens deviennent collants. g Elle l’épousa pour le garder toujours près d’elle. Il l’épousa pour l’oublier. p Il l’aime, avec aucune autre il ne peut être aussi délicat. h Tu es si belle, dit-il quelquefois, et personne n’est là pour l’entendre. - Va-t-elle entrer dans la chambre? Va-t-elle dire: c’est moi? - C’est moi - Où etais-tu? - Je nesais pas - Tu es comme autrefois. - Etait-c’il y a si longtemps? - À la fin longtemps et pas du tout, parce que tu es là. - Je m’en vais enfin que ça dure encore. - Reste! Reste! - Jamais. - Où es-tu? - Parti. - Montre moi le chemin. - Il n’y en a pas. - La porte! - Est fermée. - Tu la vois? - Je ne vois rien. - Tu me vois? - Qui es-tu? a‘ Ne passer le reste de mon existence qu'en des lieux qui me soient entièrement neufs. Brûler tout ce que j'ai commencé. Me rendre dans des pays dont il est impossible d'apprendre la langue. Me défier de chaque mot défini. Me taire, me taire et respirer, respirer l'incompréhensible. Je ne hais pas ce que je sais, mais d'habiter dedans. p * Dans tout famille qui n’est pas la nôtre, nous étouffons. Dans la nôtre, nous étouffons aussi, mais sans nous en apercevoir. p Merveilleuses, les conversations qu’on n’engage pas. h On réfléchit et on réfléchit encore jusqu’à ce que tout se réfléchisse tout seul. Alors, cela n’a plus aucun sens. p Etre un autre, un autre, un autre. Autre, on pourrait peut-être se revoir soi-même. g * V Ça le tourmente que tout ce qu’il ai jamais pu savoir ne s’allume pas en même temps. Un orage qui dure une semaine entière. L'obscurité partout. Ne lire qu'à la lueur des éclairs. Se souvenir des choses lues pendant les éclairs et les réunir. p Qui a trop de mots ne peut qu’être seul. g Devenir incompréhensible à toi-même, balbutier. h Le dernier crayon est mangé. g * Voilà qu’ils voyagent dans le monde entier, reviennent, repartent, et moi toujours ici, toujours le même, et rien ne c’est passé et moi, toujours préoccupé des mêmes pensées, des mêmes personnes. Il y a quelque chose qui ne va pas. Cela vient-il d’eux? Ou de moi? Ou de ces pensées qui depuis trente ans me poursuivent? Leur échapperai-je jamais? Me feront-elles mourir * VI Là-bas, une phrase en appelle une autre. Entre elles il s’écoule un siècle. Là-bas, les gens ne marchent jamais seuls mais par groupe de quatre à huit personnes, leus cheveux étant inextricablement entremêlés. Là-bas, les morts continuent à vivre dans les nuages et, sous forme de pluie, ensemencent les femmes. Là-bas, les dieux restent petits, tandis que les hommes se développent. Devenus trop grands, ils perdent les dieux de vue et doivent s'entrégorger. Là-bas, ils baragouinent sur le marché et chez eux ils se figent. Là-bas, chacun y est gouverné par un ver autochtone qu'il soigne et auquel il obéit. Là-bas, ils n'agissent que par cent; l'individu qui ne s'est jamais entendu nommer ignore tout de soi-même et s'écoule. Là-bas, ils ne se parlent qu'en chuchotant; celui qui élève la voix est exilé. Là-bas, les vivants y jeûnent et nourrissent les morts. p Là-bas, les gens sont le plus vivants à l’instant de mourir. Là-bas, les gens se mettent en ranges pour sortir; se montrer seul passe pour de l’indécance. Là-bas, quiconque bégaie est obligé par surcroît de boiter. g Là-bas, les chiens s'accouplent autrement: en courant. p Là-bas, les numéros d’immeubles sont chaque jour modifiés afin que nul ne retrouve son domicile. Là-bas, on trouve sans gêne de dire la même chose. Là-bas, on a quelqu’un d’autre pour les suffrances, les siennes ne comptent pas. g Là-bas, les gens lisent le journal deux fois par an, vomissent et sont guéris. Là-bas, les pays n'ont point de capitale. Les gens s'établissent tous aux frontières. Le pays reste désert. Toute sa frontière est capitale. Là-bas, les morts rêvent et résonnent en écho. Là-bas, les gens se saluent d'un cri de désespoir et se séparent dans l'allegresse. Là-bas, les maisons restent vides et sont balayées d'heure en heure : pour des générations futures. Là-bas, un homme offensé ferme les yeux pour toujours et les rouvre à la dérobée quand il est seul. Là-bas, on reconnaît les ancêtres; pour les contemporains, on est aveugle. Là-bas, on dit « Tu es » et pense « Je serai ». Là-bas, on mord vite en cachette, puis on dit: Pas moi. f Textes d’Elias Canetti, extrais de: p Le Territoire de l’homme, Réflexions 1942-1972 trad. par Armel Guerne, Editions Albin Michel, Paris 1978 g Le Cœur secret de l’horloge, Réflexions 1973-1985 trad. par Walter Weideli, Editions Albin Michel, Paris 1989 f Le Collier de mouches, Réflexions, trad. par Walter Weideli, Editions Albin Michel, Paris 1995 h Notes de Hampstead, 1954 – 1971, trad. par Walter Weideli, Editions Albin Michel, Paris 1997 a Aufzeichnungen 1973-1984, München 1999, Carl Hanser Verlag a’ Aufzeichnungen 1992-1993, München 1996, Carl Hanser Verlag b Auto-da-fé, trad. par Paule Arthex, Editions Gallimard 1968 m Masse et puissance, trad. par Robert Rovini, Editions Gallimard 1966
on: Eraritjaritjaka (Music Theatre)